Épilogue prolongé
FIONA
J'ESSUIE LA SUEUR de mon front avec la serviette autour de mon cou et je regarde autour de moi le studio de yoga de Candice, niché dans l’une des vieilles cabines du Heart’s Cove Hôtel. Candice souffle une bougie et sourit à une élève qui vient lui parler, et je me relève.
Je deviens un peu plus souple, je suppose. Un peu plus forte. Je viens aux cours de Candice trois fois par semaine depuis des mois, maintenant, et j’arrive presque à tenir le coup sans avoir l’impression que mon cœur va exploser.
Mais c’est bien. Quelque chose que je fais pour moi. Et n’y a-t-il pas un million d’autres choses que je fais pour moi ces jours-ci ? Après des années passées à me faire passer en dernier, j’ai enfin l’espace et la possibilité de prendre aussi soin de moi.
Grant me donne cette opportunité. Il est indépendant et réfléchi, et je n’ai plus besoin de passer mes journées à m’assurer que tout le ménage est fait parce que je sais qu’il ne lèvera pas le petit doigt pour le faire lui-même. Je n’ai pas besoin de rappeler à Grant d’appeler sa famille pour leurs anniversaires ou d’organiser des cadeaux qu’il ne prendra pas la peine d’acheter lui-même. Je n’ai pas besoin de lui rappeler ses rendez-vous chez le médecin ou de lui demander gentiment de mettre son assiette dans le lave-vaisselle.
Je sors avec un homme adulte pour la première fois de ma vie, et c’est incroyable.
— Hé, Fiona !
Candice trottine vers moi pieds nus, son pantalon de yoga à fleurs épousant chaque courbe musculaire de son petit corps robuste.
— T’as parlé à Fallon ? Il voulait ajouter quelques plats au menu pour le déjeuner.
Je roule mon tapis de yoga et hoche la tête.
— Il m’a donné un échantillon du sandwich qu’il veut servir la semaine prochaine. C’est incroyable.
Candice me sourit pendant que je rassemble mes affaires et nous retournons toutes les deux vers l’avant de l’hôtel. Nous devons passer par le lobby pour rejoindre la sortie, une étape que j’ai maintenant l’habitude de faire plusieurs fois par semaine. Je vais devoir offrir à Dorothy et Margaret une bonne bouteille de vin pour les remercier de nous laisser utiliser leur espace.
— T’as entendu pour Agnès et M. Cheswick ? demande Candice avec des yeux pétillants. Apparemment, ils vont faire une croisière ensemble.
— Scandaleux, dis-je en riant et en lui donnant un coup d’épaule. Il doit y avoir quelque chose dans l’eau de cette ville.
— Espérons qu’elle ne lui arrache pas la tête.
— Elle semble avoir un faible pour lui.
Je souris en poussant la porte du lobby de l’hôtel. Mes yeux dérivent sur les meubles familiers tandis que je respire l’odeur réconfortante de l’hôtel, un mélange de lavande et de jasmin que les jumelles ont réussi à imprégner dans chaque pièce de ce bâtiment.
Puis, je me fige.
Candice continue de marcher quelques pas, puis s’arrête et jette un coup d’œil par-dessus son épaule pour me voir froncer les sourcils.
— Fiona ?
Je ne peux pas bouger. Je ne peux pas parler. Je ne peux pas penser.
Mon ex-mari est penché sur le bureau de la réception, une carte de crédit noire entre les doigts. J’ai déjà vu cet air sur son visage de très nombreuses fois. C’est un air qui dit « Fais ce que je te dis, sous-fifre, parce que je suis meilleur que toi ».
Dans ce cas présent, le sous-fifre est Dorothy, et son humeur semble passer progressivement à l’orage. Oh oh.
La tête de John pivote vers moi, et la supériorité dans ses yeux se transforme lentement en reconnaissance, puis en surprise, puis en… attirance ?
Cela faisait longtemps que je n’avais pas vu ça dans ses yeux.
— Fiona.
Il se redresse, sa carte de crédit chic pendant toujours du bout de ses doigts.
— Qu’est-ce que tu fais ici ?
Les yeux de mon ex-mari descendent le long de mon corps, qui, il faut l’admettre, est devenu beaucoup plus ferme depuis que je suis plus active et que je mange plus sainement.
Je m’éclaircis la gorge.
— Je vis ici.
— À l’hôtel ? demande-t-il en fronçant les sourcils.
Non, idiot, je ne vis pas à l’hôtel. Ce n’est pas parce qu’on a divorcé que je suis sans abri. J’affiche un sourire sur mes lèvres.
— Non, j’ai une maison à la périphérie de la ville. Tu es ici pour… le travail ?
Lorsque nous étions ensemble, John ne voyageait que pour le travail. Mais mes yeux se tournent vers sa compagne, une femme d’une vingtaine ou trentaine d’années, enveloppée dans une robe moulante avec laquelle il semble presque impossible de marcher. Ses cheveux tombent en vagues lâches et stylisées jusqu’à sa taille fine, et un maquillage parfaitement appliqué rend ses traits déjà magnifiques encore plus époustouflants.
Il y a un an, les voir ensemble m’aurait fait partir en vrille. Je me serais sentie mal à l’aise dans mes vêtements de yoga, maudissant le fait que mon visage devienne rouge comme la braise dès que je fais un peu d’exercice.
Mais maintenant ?
Je me sens un peu désolée pour elle. Je vois la façon dont elle se tient un peu à l’écart de lui, et je lis l’insécurité sur son visage alors que ses yeux passent de moi à John et vice-versa.
Garde-le, chérie. Je ne veux surtout pas le récupérer.
— On est là pour le week-end, dit John. J’avais besoin de m’éloigner du travail. Talia et moi avons travaillé sur une affaire difficile et elle vient de se conclure, alors on a pensé prendre un peu de temps libre.
Talia. Je me souviens de ce nom. Il l’avait engagée comme partenaire junior il y a près de cinq ans, l’avait mentionnée au passage quelques fois, mais ne me l’avait jamais présentée. Maintenant, je sais pourquoi.
Je laisse mes lèvres se transformer en un sourire et à ma grande surprise, il n’est pas forcé. Le voir avec une autre femme ne fait pas palpiter mon cœur. Je ne ressens… rien.
— Profite de ton séjour.
Et voilà. C’est mon opportunité de faire une sortie gracieuse, de partir la tête haute et de lui montrer que sa présence ne me fait rien. Je gagne cette rupture, car je suis heureuse. Il ne m’a pas détruite.
Mais je n’ai fait qu’un pas que la porte du lobby s’ouvre et que Grant entre. Ses yeux trouvent les miens en un instant et son visage se fend d’un sourire.
— Salut, ma belle.
Ses longues jambes avalent l’espace entre nous, et je n’ai pas le temps de protester au sujet de ma transpiration ou de notre public qu’il enroule déjà ses bras autour de moi, emmêle ses doigts dans mes cheveux et m’embrasse comme si nous n’allions jamais nous revoir.
Ce n’est pas un baiser chaste. Ce n’est pas un petit bisou.
C’est un baiser. La bouche ouverte, la langue battante. Chaud et torride.
Oh mon Dieu.
Lorsque nous nous éloignons l’un de l’autre, le visage de John est si rouge que je pense que de la vapeur pourrait sortir de ses oreilles. Les yeux de mon ex-mari passent de moi à Grant, s’arrêtent sur ses biceps volumineux, sur sa large poitrine et sa taille fine, puis reviennent vers moi. Il se racle la gorge.
— Je ne pense pas qu’on se soit déjà rencontrés.
Grant détache ses yeux de moi un instant, arque un sourcil et regarde John pour la première fois. Il ne dit rien.
John, toujours incapable de lire entre les lignes, fait vaillamment un pas en avant et tend la main.
— Je m’appelle John. Je suis le mari de Fiona.
Talia se hérisse.
Je me fige.
Grant sourit.
Oh, non.
Ce n’est pas un sourire éclatant. Ce n’est pas le genre de sourire qui fait défaillir mes genoux, ni le genre de sourire qui fait picoter toutes les parties de mon corps. Non, le sourire sur les lèvres de Grant envoie des frissons le long de ma colonne vertébrale.
Il se dresse de toute sa hauteur, dépassant John d’au moins quinze centimètres.
— Ex-mari, corrige Grant.
Le rougissement sur le visage de John s’accentue. Cela n’avait pourtant pas l’air possible.
— Et tu… ?
Personne ne parle.
Je fais un pas en avant et lance à Grant un regard qui, je l’espère, crie « Je t’aime, mais s’il te plaît, ne fais pas de scène et aussi, si tu pouvais faire en sorte que mon ex-mari se sente vraiment minable et insignifiant et lui montrer à quoi il a renoncé quand il a divorcé de moi, ce serait génial ».
J’ai peut-être l’air dérangée.
— Je quoi ?
Grant glisse son bras autour de ma taille et me tire vers lui. Candice a l’air de faire de son mieux pour ne pas rire. Dorothy n’essaie même pas de cacher son sourire derrière le bureau.
— Tu sors avec ma… Fiona ?
Les épaules de John se redressent, mais il est clair que sa confiance et son arrogance normalement infaillibles vacillent face à quelqu’un comme Grant.
Juste parce que je le peux, j’appuie ma tête contre l’épaule de Grant et lui adresse un doux sourire.
Grant se fige et ses yeux prennent une lueur d’acier.
— Ta Fiona ? Aux dernières nouvelles, vous avez divorcé quelques jours avant Noël.
Dorothy laisse échapper un couinement tandis que son visage se couvre d’indignation. Puis, la porte du lobby s’ouvre à nouveau, si fort qu’elle frappe le mur et rebondit. Agnès se tient dans l’embrasure de la porte, un masque de fureur sur le visage.
Oh, pour l’amour du ciel. Pas maintenant. S’il vous plaît, pas maintenant.
Mais la colère d’Agnès ne s’abat qu’un instant sur Dorothy avant de se reporter sur la petite confrontation de mâles alpha qui a lieu entre Grant et John. Ses sourcils s’arquent très légèrement et elle fait un pas à l’intérieur.
Je mentirais si je disais que cela ne chatouille pas une certaine partie cachée de moi. Voir Grant gonfler sa poitrine, regarder le visage de John devenir presque violet… Il se peut que cela ait figuré dans quelques-uns de mes fantasmes non sexuels.
— T’es qui, toi ? demande Agnès.
Chaque mot est une dague dirigée vers le dos de John.
Il se tourne lentement tout en faisant en sorte de garder Grant dans sa ligne de mire. Je résiste à l’envie de lever les yeux au ciel. Comme si Grant se rabaisserait jamais à se battre contre John.
— Moi ?
John fronce les sourcils en regardant Agnès.
— Oui, toi, idiot. Pourquoi est-ce que j’ai l’impression d’être au Far West ? La seule personne qui a le droit de venir ici et de faire une scène, c’est moi. Tu m’entends ?
Elle pose ses mains sur ses hanches et s’avance vers John. Elle arrive à peine à hauteur de ses aisselles, mais parvient tant bien que mal à le regarder de haut.
— Alors dis-moi, t’es qui, bon sang ?
— Je suis un touriste. Un client.
— Oh, regardez ça, dit Dorothy en fronçant les sourcils alors qu’elle fixe l’écran d’ordinateur devant elle. On dirait qu’on est complet.
— Quoi ? Vous venez de dire que ma chambre était prête ! bafouille John en se retournant vers Dorothy.
Elle lui lance un regard d’excuse exagéré.
— On dirait que je me suis trompée.
— C’est ridicule. Est-ce que vous avez la moindre idée de qui je suis ?
Je résiste à l’envie de lever les yeux au ciel. John n’a pas changé du tout.
Dorothy se penche sur le bureau pour mieux lui faire face.
— Éclairez-moi.
John virevolte à nouveau en me désignant du doigt.
— C’est de ta faute. J’avais une chambre ici, mais maintenant ils essaient de me mettre dehors. Pourquoi ? Parce que j’ai divorcé de toi ? T’étais la pire femme que j’aurais pu demander, Fiona. Tes pleurnicheries, tes plaintes et ton besoin constant d’attention, putain…
— Fais très attention à ce que tu vas dire ensuite, mon grand.
La voix de Grant est pleine de tonnerre. Il fait un pas devant moi et vient placer son grand corps devant le mien en signe de protection.
Mon cœur bat la chamade. De l’adrénaline se déverse dans mes veines, mais une sorte d’excitation vertigineuse m’inonde.
Les mots de John n’ont pas fait mal. Ils ont rebondi sur ma peau et se sont écrasés sur le sol, et je suis toujours debout.
Il ne m’a pas fait mal. Il a essayé et ça n’a pas marché.
Je suis libre.
Un sourire s’étire sur mes lèvres, et Agnès choisit ce moment pour tirer un paquet de bâtons décoratifs d’un vase dans un coin et les brandir vers John.
— Répète ça, espèce de petit homme. Répands tes petits mensonges et rassure-toi en rabaissant les autres, et tu verras jusqu’où ça te mènera dans cette ville.
Je n’aurais jamais pensé dire que la violence d’Agnès me réchauffe le cœur, mais nous y voilà.
John tourne à nouveau sur lui-même et il serre les poings, sa précieuse carte de crédit toujours serrée dans l’une de ses mains.
— Je ne suis pas… Je ne…
— Allons-y, John.
Talia tend le bras vers lui et pose une main manucurée sur l’avant-bras de mon ex-mari. Ses yeux sont tristes et je n’ai qu’une envie : courir vers elle et lui dire de partir avant qu’il ne soit trop tard.
Mais ce n’est pas mon combat. J’ai tourné la page sur ma vie avec mon ex-mari, et j’ai trouvé quelque chose de mieux.
Le bras de Grant glisse sur mes épaules. John marque une pause dans l’embrasure de la porte et jette un coup d’œil par-dessus son épaule. Grant choisit ce moment pour glisser ses doigts sur ma mâchoire, incliner mon menton vers le sien et déposer un délicat baiser sur mes lèvres. La porte du lobby claque lorsque John part, et les lèvres de Grant se recourbent en un sourire contre ma bouche.
Je me retire en arquant un sourcil.
— T’es content de toi, hein ?
— Si jamais il essaie de revenir ici et de te faire sentir minable, je lui montrerai exactement à quel point ça me dérange qu’il t’ait fait du mal. Un coup de poing à la fois.
— Pas de violence, s’il te plaît.
Je passe mes doigts sur sa joue et laisse un sourire taquiner mes lèvres. Je ne voudrais pas que Grant tabasse mon ex-mari, bien sûr, mais quelque chose dans la promesse et le feu dans les yeux de Grant fait que mon cœur se serre d’une chaleur délicieuse.
— Si Grant ne veut pas frapper ce con, je le ferai, harangue Agnès.
Dorothy grogne en signe de reconnaissance.
— Pas si je peux le faire en premier. Il est officiellement sur liste noire.
Agnès fait un signe de tête à Dorothy, tourne les talons et se dirige vers l’extérieur. Je la regarde agiter un poing fermé en direction de la voiture de John et un fou rire s’échappe de moi.
— Je vous aime, les filles.
— T’es l’une des nôtres maintenant, dit Candice avant de me faire un clin d’œil. On défend les nôtres.
— C’est un connard et il ne t’a jamais méritée.
Le bras de Grant serre ma taille. Il plonge ses lèvres vers les miennes, déposant un baiser sur le coin de ma bouche.
— Divorcer de John m’a conduite à toi. Bizarrement, je lui suis plus reconnaissante du fait qu’il soit un con que de tout ce qu’il a fait de bien.
Un grondement retentit dans la poitrine de Grant, et il ne retire pas son bras de moi alors que nous disons au revoir à nos amies et prenons le chemin de la maison ensemble.
La maison. Avec Grant. Exactement là où est ma place.